Les petites madeleines de Marie-Victoire: Les bonnes manières

Plat impérial chinois/DR

Plat impérial chinois/DR

J’ai tellement entendu parler de la baronne Staffe, que chaque lecture qui décrit ou renvoie aux bonnes manières me fait reprendre du poil de la bête. (Surtout quand le vent devient fou et décorne les boeufs. Bienvenue dans le Sud ; profiter du soleil toute l’année a un prix.) D’autant que ladite baronne est une création éditoriale. Tout fout le camp, je vous le dis…
 
Nous sommes en Chine, à la fin du XIXè siècle. Le pays est gouverné par l’impératrice Tseu-Hi, la Vénérable Aïeule, le Grand Bouddha, tandis que les grandes puissances d’Occident (vous et moi) désagrègent le pays à force d’opium, d’intrigues et d’âpreté. On passe à table !
 
« Il existait […] un cérémonial plein de faste, et que pour rien au monde Tseu-Hi n’eût négligé : c’était celui des repas. A midi et le soir elle prenait en effet deux repas somptueux. Elle ne s’abîmait pas comme les princesses de sang en stupides prières, mais en revanche, elle partageait ses repas avec d’innombrables dieux, bouddhas et ancêtres, persuadée que sa table était le lieu de communication avec le divin.
Depuis les maîtres queux et le personnel des cuisines jusqu’aux petits eunuques chargés d’apporter les plats, environ cinq cent eunuques participaient à l’élaboration des repas de l’impératrice.
L’architecture du palais avait été conçue autour de la figure centrale de l’empereur, si bien que la palais de l’impératrice douairière était situé au sud du Palais de la Nourriture de l’Esprit où résidait l’empereur, soit assez loin des cuisines. Or, pour apporter jusqu’à la table de Tseu-Hi ces plats du Hopei élaborés pour être dégustés chauds, pareille distance équivalait à celle qui sépare la Terre du Ciel. Le seul moyen de surmonter cet obstacle  et de transporter les plats jusqu’au palais de l’impératrice sans qu’ils refroidissent consistait à former au moment des repas une longue chaîne composée d’eunuques du service privé et des cuisines impériales, qui se passaient les innombrables pièces de vaisselle de main en main jusqu’à la salle à manger de Tseu-Hi.
Les mets une fois prêts étaient disposés dans des assiettes recouvertes de couvercles d’argent, protégés par plusieurs couches de papier huilé les jours de pluie et posés sur de magnifiques plateaux d’argent.
La plupart du temps, c’était à l’occasion des repas que les eunuques encouraient la colère impériale. […] Lors d’authentiques accès de furie, Tseu-Hi faisait donner la bastonnade à tous les eunuques qui avaient participé au transport des plats […] Lors du dîner, les plats étaient servis en trois fois, disposés sur quatre tables rondes, et le nombre de mets atteignait souvent les trois cent soixante. […]
-Tchouen-yun, je t’ordonne de m’apporter un roulé. […]
[Tchouen-yun] choisit avec soin une feuille de chou, en enveloppant une part de l’assortiment de viandes brûlant. […] Le bruit de la mastication de l’impératrice douairière résonna dans la salle dans un silence de mort.
-Infect !
-Infect, infect, infect ! [… Cent] coups de bâtons pour Tchouen-yun ! […]
-Frappez-le ! Frappez-le ici même ! Brisez les os de ce misérable […] J’ai dit non pas cent coups mais frappez-le jusqu’à ce qu’il éclate en morceaux, brisez-lui les os ! Quiconque montrera de la pitié pour lui sera châtié de même !
L’impératrice se rassit, aspira bruyamment son thé, et se mit à manger voracement dans tous les plats qui se trouvaient à sa portée.
Elle enfournait les uns après les autres les plats que lui présentaient les eunuques, puis les recrachait à peine mastiqués. Souillée de bave et de larmes, on eut dit une vache incapable de quoi que ce soit d’autre que de remplir sa panse. […]
Tandis que Tchouen-yun endurait les coups sans une plainte, l’impératrice continuait à s’emplir les joues de mets qui lui étaient présentés [et] qu’elle recrachait un par un en grimaçant, sans se soucier de souiller ses vêtements ni ses parures.
Tseu-Hi attrapa en tremblant un plat de viande et s’en empiffra en en renversant la moitié sur elle. »
Les grands de ce monde ? Les bonnes manières disiez-vous ?

Extrait de « Le Roman de la Cité Interdite » de Jirô ASADA, Picquier poche

Marie-Victoire BERGOT. laradiodugout.fr

1 Response

  1. Marco dit :

    mmmmmm, saignant, j’ai comme un haut le cœur là !!