La salade. J’ai du mal à la tourner. L’histoire. Comme la salade. Verte la salade d’ailleurs, car une salade c’est vert. Sauf contre indication. Un peu comme les médicaments finalement.
La tourner et la servir. Après le plat de résistance et avec le fromage, histoire de digérer sans digérer ? En entrée quitte à troubler les invités qui l’attendent plus tard ? Et comment l’assaisonner ? Faute de trouver une solution, je m’échappe. Je fuis dans les livres. Lire et relire, faire et défaire, c’est toujours travailler. Et je tombe sur l’assaisonnement qu’il nous faut grâce à un Breton (*) dont la plume me ravit :
« En l’année 1960, je déjeune par obligation d’état avec une doctoresse du Nicaragua britannique, une très belle femme, fort réservée et assez hautaine au premier abord. Elle ne sait pas beaucoup de français et moi je n’ai jamais été capable de faire passer le moindre anglais sur mes lèvres sans lui communiquer des accents surprenants qui en font une langue inintelligible pour tous mes contemporains, y compris moi-même. Ceci pour dire que la conversation manque d’éloquence pendant la plus grande partie du repas. Alors, on apporte la salade.
Les grands yeux noirs de la doctoresse s’agrandissent encore. La dame témoigne clairement qu’elle est offusquée par l’aspect de cette verdure. Et moi de me jeter courageusement dans la Manche avec une demi-douzaine de mots anglais en guise de bouée. Je suis déjà noyé de sueur quand je comprends que la Nicaraguaise aime beaucoup la salade, mais qu’elle éprouve de la répulsion pour l’huile. C’est toujours cela de gagné en attendant. Elle entreprend de me parler avec volubilité, presque avec passion, en gesticulant de ses mains baguées. Et moi je la regarde avec un œil tout neuf. N’est-il pas question de sucre, dans son bavardage exotique ? J’appelle le maître d’hôtel, je lui demande du sucre en poudre et de la salade sans assaisonnement. Avec un peu d’eau claire et un soupçon de vinaigre, la dame et moi nous accommodons une salade au sucre. Je reconnais lui laisser le plus délicat du travail car elle s’y prend mieux que moi. La salade « à la Nicaraguaise » a exactement le même goût que celle que je dégustais à Pouldreuzic (Finistère) quand je faisais ma croissance.
Nous rions comme deux bébés qui viennent de faire connaissance avec leurs menottes. La doctoresse a velouté ses yeux noirs, elle montre ses dents irréprochables, elle ne pense plus du tout à la médecine. Et moi, je l’embrasserais de bon cœur devant trois douzaines de personnes, solennellement, parce qu’elle a exigé un bol pour manger sa salade au sucre. C’est une femme à haute civilisation, digne d’avoir vu le jour en Pays Bigouden. J’ai la tentation de lui parler en breton. Désormais, à mon point de vue, le Nicaragua est une grande puissance. »
Marie-Victoire BERGOT pour laradiodugout.fr
(*) Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d’orgueil. Ed. Plon, coll. Terres humaines.
Ce soir j’ai des invités, je vais essayer! enfin, peut-être!
Bravo, merci!